« Non, non, non ; celle-là n’est pas mure. La première que vous avez coupée l’est, mais ne touchez pas à celle-ci », explique Raul, de la coopérative Acopagro, alors que nous récoltons une abondance de cabosses à la plantation rocailleuse de la vallée du Huallaga, nichée dans les hauteurs du Pérou.
Sunaina M., fine connaisseuse de chocolat et investisseuse de La Siembra, compare alors les deux cabosses mures criollo ICS95 et demande : « Comment savoir ? »
« Par la décoloration le long des rainures », poursuit Raul, pointant la base des arêtes de la cabosse. « Elle indique que le fruit est mûr et que les fèves de cacao seront sucrées et pleines de saveur. C’est ce qui donne un produit de qualité. »
La journée que nous avons passée à récolter et à travailler aux côtés des producteurs paysans du comité de Shepte de la coopérative de cacao Acopagro du Pérou a été à la fois excitante et éreintante. Nous avons littéralement paradé dans la municipalité avec les douzaines de membres de la coopérative de cette région, les gens brandissant des affiches d’accueil et une troupe de musiciens nous accompagnant. Tôt le lendemain matin, plus d’une trentaine d’entre nous ont traversé le ruisseau pour se rendre à Fundo Roca Fuerte (que l’on peut traduire par la « Ferme Roc Fort »), le lopin de terre de 7 acres cultivé par Betty et Sam. Les cacaoyers étaient remplis de cabosses mures, affichant ce profond ton marron pourpré typique à la variété ICS et produisant un contraste étonnant avec les nuances éclatantes de jaune et d’orange de la variété CN571.
Sam nous a accueillis à notre arrivée à la plantation de cacaoyers, affirmant : « Nous sommes très chanceux de posséder ce lot, que nous appelons Fundo Roca Fuerte. Comme vous le voyez, il est plus haut que le ruisseau. Nous avons donc accès à de l’eau fraiche sans que le cours d’eau pose problème. Nous avons préservé une grande partie de la forêt d’origine, la section vert foncé sur la carte, pour protéger la plantation de cacao en son centre. Et nous sommes très privilégiés de vous avoir parmi nous aujourd’hui pour cela [la récolte]. On commence? » Formée de clients, d’investisseurs et d’employés de La Siembra, notre équipe a travaillé dur, chacun étant perché entre les branches, sécateur à la main, pour récolter avec soin environ 600 kg de cabosses aux côtés de nos hôtes péruviens.
« Wow, vous en avez récolté beaucoup. Comme nous », explique Dana, tout sourire, alors que Sunaina et elle acheminent les fruits de la cueillette collective vers la montagne grandissante de cacao. « C’est incroyable. La plantation est vraiment magnifique. Et les musiciens sont encore là pour nous égayer avec leurs chansons. »
Une fois la récolte du secteur terminée, notre groupe a pris une pause, ce qui a permis aux producteurs, aux familles et aux voyageurs canadiens de prendre quelques photos amusantes et de savourer un hydromel de maïs. Quoi de mieux qu’une cabosse évidée pour s’abreuver ?
Comme il restait beaucoup à faire, nous avons empoigné les machettes et les faucilles pour commencer à ouvrir soigneusement (mais rapidement) les cabosses et libérer les fèves de cacao. Nous nous sommes répartis tout autour du monticule de cabosses récoltées, chacun d’entre nous faisant équipe avec un producteur membre de la coopérative. Ce dernier s’affairait à couper et à fendre les cabosses avant de nous les tendre afin que nous les ouvrions et en retirions les graines. Ce fut un moment à la fois fort et intense, entrecoupé de dégustations ponctuelles de fèves de cacao fraiches pour savourer le gout sucré et crémeux de la pulpe.
Après la récolte minutieuse des cabosses mures les plus prometteuses, la prochaine étape du contrôle de la qualité consiste à isoler uniquement les fèves qui sont irréprochables. Bien que chaque cabosse contient de 20 à 30 fèves de cacao et doit être vidée rapidement, chaque producteur d’Acopagro repère facilement les fèves non matures ou trop mures dans le but de les retirer.
« Merci encore une fois à Camino pour cette merveilleuse expérience », remarque Antoine Lacasse, directeur à la Caisse Desjardins. « Nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler avec Emilio et Mario, et à constater tout le soin qu’ils accordent à la culture et à la récolte du cacao. »
Les fèves de cacao fraichement récoltées qui sont retenues sont acheminées à la prochaine étape, soit la fermentation, au cours de laquelle elles développent leurs sucres et libèrent les flavonoïdes. Le processus chimique auquel elles sont soumises est extraordinaire. Les levures à la surface des fèves de cacao humides interagissent graduellement avec les sucres de la pulpe des fruits, transformant certains de ces sucres en éthanol. Les bactéries commencent à oxyder l’éthanol, qui devient ensuite de l’acide acétique, puis du gaz carbonique et de l’eau. Cette phase produit de la chaleur, augmentant la température autour et à l’intérieur des fèves. À mesure que la pulpe se désagrège (ce qui prend 12 à 36 heures) et que les fèves sont rassemblées et entassées, l’éthanol et les autres alcools se retrouvent en conditions anaérobiques. Ces conditions accélèrent l’oxydation de l’acide acétique, mais cette même oxydation met fin à la phase anaérobique. Comme les fèves continuent d’être retournées, augmentant ainsi le pourcentage d’oxydation, le processus devient alors aérobique, ce qui met fin à l’activité de l’acide lactique. Les températures avoisinent alors les 40 à 45 degrés Celsius, accélérant la fermentation bactérienne et enrayant la tendance naturelle de germination de la fève de cacao. Au troisième jour du processus, les parois cellulaires de la fève commencent à se désagréger, entrainant le mélange des composés volatils séparés précédemment. Les enzymes et l’oxygène scindent alors les protéines en acides aminés, ce qui laisse place à la saveur et à la couleur du chocolat.
« Chaque lot de fèves récoltées est identifié en fonction du producteur et de l’emplacement de la ferme, puis pesé et porté au compte de ce dernier », explique Miriam Maza d’Acopagro. « Nous effectuons le suivi jusqu’à l’arrivée du lot à l’entrepôt et même jusqu’au moment de l’exportation, ce qui assure une traçabilité totale. Ici, vous avez des bacs spéciaux qui servent au processus de fermentation. Ces contenants sont faits d’un bois particulier non odorant qui n’absorbe pas l’humidité ni les arômes. C’est ainsi que nous préservons la qualité des fèves. »
Le processus chimique a lieu au centre de collecte de la coopérative, qui se trouve au village. Les fèves fraichement récoltées sont enveloppées dans une bâche épaisse et maintenues dans l’obscurité. Les sucres commencent alors à fermenter, et la chaleur croissante accélère le processus d’élaboration des saveurs. Le déroulement du processus est surveillé de près. Un échantillon de fèves est recueilli et celles-ci sont entaillées pour vérifier l’apparition de tons brunâtres riches (et non violets) ainsi que la formation de fissures et de rainures à leur surface. Ayant atteint la perfection, les fèves sont alors déposées sur une aire de séchage afin que leur taux d’humidité soit réduit et stabilisé à sept pour cent.
L’économie du chocolat est loin d’être équitable. Même les friandises chocolatées courantes de faible qualité sont vendues à plus de dix dollars le kilo, ce qui est un multiple élevé considérant que les cours mondiaux actuels sont de un dollar le kilo de fèves de cacao et de vingt-cinq cents le kilo de sucre. Le chocolat équitable et biologique de qualité, pour sa part, procure un revenu nettement supérieur aux producteurs. La Siembra s’assure que des tarifs équitables de base ainsi que des primes pour la mention biologique soient offerts à ces derniers. Les producteurs que nous avons visités ont accepté une avance de plus de 2,50 $ par kilogramme pour leurs fèves à la livraison. À titre de membres de la coopérative, ils reçoivent aussi un dividende à la fin de l’année pour chaque kilo vendu après la clôture de l’exercice. Les producteurs qui cultivent avec fierté les fèves entrant dans la fabrication du chocolat Camino ont déclaré des prix à la production correspondant à plus du double de la moyenne mondiale. Même si ce revenu est plus élevé, il ne représente qu’un faible pourcentage du montant de 25-30 $ le kilo demandé dans la plupart des épiceries où le chocolat Camino est vendu.
Le laboratoire d’analyse de la qualité de même que l’entrepôt principal de la coopérative Acopagro sont aussi impressionnants que les cultures de Shepte. Encadrée, conçue, créée et équipée par la coopérative sœur de La Siembra située en sol américain, Equal Exchange, l’installation compte une gamme complète d’appareils de contrôle. En plus de permettre l’analyse physique des fèves de cacao séchées pour établir leur degré de fermentation et leur taux d’humidité, le laboratoire dispose aussi d’équipement pour fabriquer du chocolat à petite échelle. Des micro-lots de fèves sont torréfiés et moulus avant d’être soumis à un groupe de quatre ingénieurs qualifiés pour faire l’objet d’une analyse sensorielle à l’aveugle. Le programme de formation sensorielle et la matrice d’évaluation ont été mis au point par Acopagro et Equal Exchange sur une période de quatre ans. « Nous pouvons ainsi connaitre nos fèves avec précision. De plus, nous savons ce que nos clients recherchent — certains d’entre eux veulent un profil plus terreux alors que d’autres optent pour un produit plus floral. C’est ce que nous pouvons leur offrir », explique le chef du contrôle de la qualité à Acopagro. L’analyse sensorielle rigoureuse procure des retombées bénéfiques aux producteurs. Comme l’indique Equal Exchange à USAID, Acopagro est l’un des regroupements de producteurs qui « ont été en mesure de créer et de commercialiser des produits de niche ayant attiré une nouvelle clientèle, et aussi de facturer 2 367 099 $ en primes pour des profils d’arômes et de fermentation ».
Gonzalo Ríos, directeur général d’Acopagro, nous a mieux fait comprendre la raison d’être de la coopérative. « Nous avons planté plus de deux millions d’arbres. Nous sommes désormais une force reconnue dans le domaine du cacao, mais il reste beaucoup à faire. Or, il faut admettre que nos membres s’y connaissent en la matière. Comment la coopérative peut-elle améliorer leur qualité de vie ? Nous avons deux initiatives de diversification des revenus, soit un programme de récolte de bois durable, et un autre visant la culture du piment fort. Le programme de récolte de bois se compare à un compte d’épargne. Supposons qu’un membre âgé de 50 ou 60 ans plante des arbres pouvant être abattus dans 15 à 20 ans ; il pourra récolter les fruits de ses efforts à ce moment et disposer d’un autre revenu. Les membres plus jeunes peuvent choisir de planter un feuillu tropical qui leur rapportera gros dans 20, 30 ou 40 ans, lorsqu’il aura atteint sa maturité. »
« C’est à votre tour de contribuer au projet de reboisement », fait valoir Ivan, un travailleur communautaire d’Acopagro. Alors que le soleil se couche, colorant le sommet des montagnes de reflets dorés, Ivan déclare : « Nous vous avons réservé une surprise. Nous demandons à chacun d’entre vous de choisir un semis et de le mettre en terre avec l’aide d’un producteur, puis de l’identifier avec cet écriteau, sur lequel est inscrit votre nom. Nous espérons que vous reviendrez ici dans cinq ou dix ans pour constater le développement de votre arbre. » Tout le groupe est resté bouche bée devant cet acte de générosité et de gentillesse de la part d’Acopagro. Nous nous sommes donc mis à la tâche (après avoir chaleureusement étreint nos hôtes) et avons planté les semis. Nul besoin de dire que nous n’oublierons pas cette expérience de sitôt.
La coopérative Acopagro et l’approche holistique et réfléchie de ses membres envers la culture des cacaoyers sont inspirantes. Tous les participants de La Siembra ont été honorés d’avoir l’occasion de travailler aux côtés de ces producteurs et de bénéficier de leur généreuse hospitalité. Nous espérons que l’année qui vient nous permettra d’accueillir au Canada l’un des producteurs de Shepte afin qu’il découvre notre pays et que nous poursuivions le développement d’un monde équitable où les petits exploitants agricoles sont au cœur de tous nos efforts.